un film de Mia Hansen-Løve.
Il est des cinéastes dont on pressent, dès leur premier film, qu’ils ne nous décevront jamais et qu’on demeurera toujours curieux de découvrir les nouveaux jalons de leur art. Ce fut le cas, en ce qui me concerne, lorsque je vis, en 2007, le premier long-métrage d’une réalisatrice au nom suggérant des origines nordiques (danoises en l’occurrence), Mia Hansen-Løve. Son film ne se contentait pas d’être muni d’un beau titre évocateur (« Tout est pardonné »), mais il était d’ores et déjà réalisé avec beaucoup de finesse. Il touchait juste. Depuis lors, d’oeuvre en œuvre, le talent de la cinéaste qui, comme certains de ses illustres prédécesseurs, avait collaboré en tant que critique aux Cahiers du Cinéma, s’est, en effet, confirmé.
Voici à présent que paraît son cinquième film et, autant le dire d’emblée, il me semble que c’est son meilleur à ce jour. Pour chacun de ses films, Mia Hansen-Løve a puisé son inspiration dans sa propre histoire ou dans celle de ses proches et c’est encore le cas pour ce film. Ce sont, en l’occurrence, ses propres parents qui lui ont servi de modèles. Ils étaient tous deux enseignants en philosophie, mais le père plutôt kantien et passionné de philosophie allemande (Schopenhauer, Nietzsche) et la mère plutôt rousseauiste et aimant également Descartes, Platon et Socrate, ce qui donnait lieu, explique la réalisatrice, à des débats passionnés et à « des scènes cocasses à la maison ».
Cette ambiance studieuse, ces discussions et ces disputes philosophiques, on les retrouve tout au long de « L’Avenir », film tout entier habité, possédé même, par les débats d’idées. Nathalie, la professeure de philosophie incarnée admirablement par Isabelle Huppert, comme son mari Heinz (André Marcon) sont des passionnés chez qui les livres tiennent une place privilégiée. Les étagères de leur domicile en sont remplies. Et on disserte, et on expose, et on s’affronte volontiers, en effet, sur le plan des idées philosophiques.
Mais comment faire un film avec de la philosophie ?, se demandera-t-on à juste titre. Ne risque-t-on pas de se morfondre d’ennui ? Non, pas de crainte à avoir, au contraire ! Le film n’a rien d’austère et les débats d’idées dont il se fait l’écho n’ont jamais rien d’aride. Mia Hansen-Løve a pris grand soin de lier étroitement les idées philosophiques à la vie des personnages et, en particulier, à celle de Nathalie. Le film ne se complaît pas dans les ratiocinations de philosophes, il leur donne du poids et de la valeur en les incarnant. Ce n’est pas un film uniquement conceptuel qu’a conçu la réalisatrice, fort heureusement, c’est aussi un film charnel.
L’une des premières scènes du film donne le ton : on y voit Nathalie corrigeant des copies d’élèves qui ont dû disserter sur la question suivante : « peut-on se mettre à la place de l’autre ? ». La question bascule presque aussitôt sur le terrain pratique quand l’on découvre que Nathalie est en charge d’une mère (jouée par Edith Scob) âgée, dépressive et fantasque.
Quand on enseigne la philosophie, quand on se passionne pour les grands penseurs de l’humanité, est-on mieux armé pour affronter les turbulences de l’existence ? Telle est la question sous-jacente à tout le film. Pour Nathalie, il s’agit non seulement de prendre des décisions concernant le bien-être de sa mère (la mettre ou non dans une résidence pour personnes âgées), mais il s’agit aussi de se confronter aux nouvelles orientations de la maison d’éditions avec qui elle collabore et il s’agit surtout de supporter la souffrance infligée par un mari qui lui déclare soudain qu’il fréquente une autre femme et qu’il a décidé de la quitter.
Les apparences, une fois de plus, sont trompeuses : elles laissent supposer que Nathalie supporte stoïquement et sereinement toutes ces vicissitudes. Elle semble n’en être que peu affectée. Tout l’art de la réalisatrice, Mia Hansen-Løve, c’est de suggérer, à l’aide de signes discrets, qu’au fond il n’en est rien. Un lied de Schubert vient à point nommé pour le révéler tout comme la citation d’une des « Pensées » de Blaise Pascal lue pendant des obsèques ou, plus simplement, les larmes versées, la nuit, dans une chambre d’une maison du Vercors où elle est accueillie par un de ses anciens élèves : il ne faut pas se fier à l’impassibilité apparente de Nathalie. Si, en digne philosophe, elle sait se comporter avec retenue, les petits signes égrenés par la réalisatrice suffisent à révéler que son for interne n’est pas pour autant dénué d’émotions, bien au contraire. Et cette émotion, quelques scènes la rendent parfaitement perceptible et la communiquent aux spectateurs.
Si, comme l’écrivait Montaigne, « philosopher, c’est apprendre à mourir », mais pour mieux apprécier le cadeau de la vie, alors le film tout entier de Mia Hansen-Løve est irrigué de philosophie en acte, et c’est passionnant. La mort est signifiée dès l’entrée en matière du film qui montre certains de ses protagonistes en visite à la tombe de Chateaubriand (au Grand Bé près de Saint-Malo), elle l’est aussi par la mort effective de la mère de Nathalie en cours de récit et même, lors d’une des dernières scènes, par la vision d’un personnage lisant un livre ayant pour titre « La Mort » (un ouvrage de Vladimir Jankélévitch). Mais si le film prend en compte la réalité de la mort, c’est manifestement pour mieux souligner, par contraste, le bouillonnement indéfectible de la vie. La philosophie n’a que faire de l’immobilisme, elle est par esssence mouvement, ce qu’indiquent parfaitement de nombreuses scènes du film : on y voyage et on y bouge beaucoup, on y circule en bateau, en train, en voiture, on y marche, on s’y baigne, etc. Et l’on y est constamment interpellé par des désirs de vivre (et de vivre à l’excès) : si Nathalie a déjà bien des années de philosophie derrière elle, son métier d’enseignante et ses relations privilégiées avec un de ses anciens élèves l’obligent à réviser et à reformuler sans cesse sa pensée et à la préserver de la stagnation. Ses élèves en sont bien conscients, ils savent qu’ils ont affaire à quelqu’un sur qui compter et l’une des belles scènes du film nous montre quatre d’entre eux demandant à Nathalie sa participation au site internet qu’ils veulent créer (un site dédié à la philosophie bien sûr). Mais la vie ne se signifie pas uniquement par des jeunes gens pleins de vitalité, elle se signifie aussi, très simplement, par une naissance, celle d’un petit-enfant pour Nathalie. La philosophe est mère, et la voilà grand-mère !
Si c’est une gageure que de faire un film qui se fonde ou, plus exactement, qui est irrigué d’un bout à l’autre par la passion de la philosophie, alors cette gageure a été pleinement tenue par la réalisatrice Mia Hansen-Løve. Cinéphiliquement, son film offre un bonheur de tous les instants. Il est intelligemment construit, habilement mis en scène, et il est servi non seulement par l’immense talent d’Isabelle Huppert mais également par les convictions sans failles des autres acteurs. Le talent de la cinéaste ne s’est jamais autant épanoui que dans cette œuvre tout en finesse qui fait la part belle non seulement aux débats d’idées dont elle est pétrie, mais aux cœurs et aux corps ainsi qu’aux sentiments. On ne peut qu’admirer, par exemple, la science et la subtilité qui président à l’introduction, au cours du film, de quelques plages musicales : outre le lied de Schubert (magnifiquement chanté par le grand Dietrich Fischer-Diskau) que j’ai déjà signalé, une chanson du chanteur américain engagé Woody Guthrie (un précurseur de Bob Dylan). Ces moments musicaux s’intègrent à merveille dans le film, ils sont porteurs de sens, ils révèlent, d’une certaine façon, quelque chose de l’intimité des personnages.
Couronné de l’Ours d’argent de la meilleure réalisatrice à Berlin, il ne reste qu’à souhaiter que ce superbe film puisse à présent trouver son public. C’est mon vœu le plus ardent.
NOTE: 9/10
Luc Schweitzer, sscc.