un roman de A. B. Guthrie.
Avec ce quatrième volume de la saga « The Big Sky » se confirme l’immense talent d’écrivain de A.B. Guthrie. J’ai déjà vanté les qualités d’écriture des trois premiers récits (« La Captive aux Yeux Clairs », « La Route de l’Ouest » et « Dans un si Beau Pays »), qualités réaffirmées et renouvelées dans ce roman. Avec Guthrie, les histoires de western se colorent d’une profondeur et d’une densité qui leur donnent des dimensions d’universalité. On aurait tort de les qualifier de mineures. L’auteur de cette saga est un romancier de premier ordre, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
Le style et le ton adoptés par Guthrie pour ce quatrième volume diffèrent sensiblement des trois premiers. Nous ne sommes plus en 1832 comme dans « La Captive aux Yeux Clairs », mais en 1880 et, dès la première page, c’est le désenchantement qui gagne. Déjà, dès cette époque-là, en Oregon, force est de constater le gâchis, ce qu’on appellerait aujourd’hui le désastre écologique, les terres abîmées, les rivières polluées, etc. Plus rien n’est comme avant et, s’il est encore permis de rêver, il faut le faire en quittant ce pays-là pour chercher asile ailleurs, sur une autre terre, là où peut-être l’on peut trouver de quoi être heureux.
C’est à quoi se résout Lat Evans, d’autant qu’il en a assez de supporter son père, son Pa comme il dit, un homme dont le moralisme étroit le rend à ses yeux à la fois aimable et haïssable, mais dont il ne peut plus supporter les colères. L’accablement de Ma ne suffit pas à le retenir, il faut chercher autre chose, et Lat Evans profite de la constitution d’un convoi de bétail pour partir et chercher fortune sous d’autres cieux. Un jour, se dit-il, il aura, lui aussi, ses troupeaux et ses terres et il sera riche. Avant cela, néanmoins, il faut passer par bien des épreuves, que Guthrie décrit avec un incroyable talent, nous faisant sentir presque physiquement les souffrances des hommes, leur solitude (car si l’on s’associe avec des partenaires, on ne noue jamais de véritables amitiés), la rude compagnie des Indiens et, surtout, les terribles rigueurs de l’hiver.
Aucun de ces périls ne peut arrêter Lat Evans qui, à force de conviction, d’habileté, voire de tricherie, réussit, là où il a trouvé racine, à conquérir le statut dont il rêvait. Cela dit, avec Guthrie, on ne saurait se contenter d’un simple récit de conquête sociale. D’abord, parce que, chez cet auteur, les rêves ne peuvent se limiter aux succès d’ordre matériel : au contraire, ils sont toujours habités de recherche mystique et de métaphysique (cf. le magnifique échange entre Lat et sa fiancée Joyce à la page 239). Est-ce parce que les protagonistes sont méthodistes ? Toujours est-il que la Bible imprègne ce roman (comme les trois précédents de la série) de sa marque. Une présence forte mais qui est à double tranchant, les protagonistes étant d’un côté habités de véritable faim spirituelle mais de l’autre tentés par un moralisme étriqué. On trouve cette ambivalence chez Lat qui reste marqué par l’étroitesse d’esprit de son père qui pourtant l’avait fait fuir !
Cela se retrouve également dans un autre grand point fort du roman, celui de la beauté, de la singularité et de la profondeur de ses personnages. Lat ne tarde pas à se trouver pris entre deux appels contradictoires : celui de Callie, une prostituée avec qui il a vécu les moments les plus heureux qui soient tant elle s’est mise à l’aimer jusqu’à ne pas hésiter une seconde à l’aider financièrement quand il était dans le besoin, et celui de Joyce Sheridan, la jeune fille de bonne famille qu’on lui a présentée en vue d’un mariage tout en lui recommandant fortement de cesser de fréquenter la première. Le personnage de la prostituée au grand cœur pourrait sembler quelque peu convenu mais ce n’est pas le cas. Guthrie n’a pas besoin de grands développements ni de lyrisme excessif pour nous faire sentir à qui l’on a affaire et nous faire comprendre les tiraillements de Lat, engoncé dans ses principes et son désir de respectabilité tout en sachant, au fond de lui, que personne ne l’aimera jamais autant que Callie. Quelques notations suffisent et l’on sait qu’aucune des expressions dédaigneuses dont on use pour la désigner ne peut entacher l’âme de la prostituée. Quoi qu’elle fasse, Lat lui-même ne peut l’évoquer qu’en parlant d’une fille « étrangement pure ». Et quand, à la fin du roman, il se confesse littéralement à Joyce, celle qui est devenue sa femme et qui lui a donné un enfant, quand il lui avoue sa relation avec Callie et quand il ajoute qu’il y a eu une rencontre entre eux après le mariage, il ajoute cette parole énigmatique, surprenante, paradoxale et néanmoins justifiable : « Parfois il faut pécher pour faire le bien » (p. 323).
NOTE: 9,5/10
N. B. : Ce superbe roman, précisons-le pour finir, a été adapté au cinéma en 1959 par Richard Fleischer sous le titre français de « Duel dans la boue ». Un film qui ne manque pas de qualités mais qui édulcore quelque peu le roman, si l’on en croit la postface de Bertrand Tavernier. Il est disponible dans la formidable collection « westerns » des éditions Calysta/Sidonis.
Luc Schweitzer, ss.cc.