Un roman de Joyce Carol Oates.
Il y a des rencontres qui paraissent impossibles, tant le fossé qui sépare les personnes est profond, creusé par des années de méfiance, d’hostilité et même de haine. Dans les pages finales de ce roman de Joyce Carol Oates, publié pour la première fois aux États-Unis en 2017 et venant de paraître, chez nous, en édition de poche, ce sont deux jeunes femmes qui ont de bonnes raisons de rester éloignées l’une de l’autre, tant les blessures dont elles ont été marquées sont encore vives. L’une a pour prénom Naomi et décide d’entreprendre la réalisation d’un documentaire, d’abord sur le parcours de son père, puis sur le milieu de la boxe féminine. L’autre, prénommée Dawn et ayant pour surnom rien moins que Le Marteau de Dieu, évolue précisément en tant que boxeuse. Entre les deux, ce qui les sépare à priori irrémédiablement, ce n’est rien moins que l’assassinat du père de Naomi, Gus Vorhees, par le père de Dawn, Luther Dunphy. Le contentieux est si important qu’il semble ne jamais pouvoir être surpassé. Néanmoins, chez Naomi en tout cas, à la répulsion éprouvée à l’encontre de celle qui est devenue boxeuse s’adjoint une étrange attirance. Et l’inconcevable peut survenir, nous laissant, nous lecteurs, aussi éberlués que si nous venions d’assister à un véritable match de boxe se résolvant de manière inattendue.
Pour en arriver là, il faut plus de 800 pages à Joyce Carol Oates, la très prolifique romancière américaine, qui signe là un de ses romans les plus vertigineux, pour décortiquer, comme elle sait si bien le faire, non seulement la société de son pays, mais le mal (ou les maux) qui la ronge au point de la faire basculer facilement (beaucoup trop facilement) dans des accès de haine et de violence. Dans le livre, ce sont deux événements qui en sont les apogées. D’une part, lorsque, le matin du 2 novembre 1999, Luther Dunphy, ayant préparé minutieusement son coup, abat froidement deux hommes devant un Centre d’accueil d’une petite ville de l’Ohio où sont pratiqués, entre autres, des avortements. L’un des deux hommes abattus se nomme Gus Vorhees et il est considéré comme un « médecin avorteur », donc coupable aux yeux des nombreux militants pro-life qui s’assemble tous les jours devant le Centre pour manifester leur opposition à ce qui s’y pratique. Tous sont des chrétiens (protestants, évangéliques, catholiques) fanatisés, incapables de percevoir la détresse des femmes qui veulent avorter. Pour Luther Dunphy, tuer Gus Vorhees se justifie au nom de la légitime défendre : les fœtus avortés n’ayant pas la possibilité de s’auto-protéger, il convient de le faire à leur place. Telle est la logique de celui qui se considère comme un « soldat de Dieu ».
Mais, d’autre part, Joyce Carol Oates propose une autre apogée de violence, tout à fait légale celle-là, du moins dans certains états des États-Unis : la peine de mort par injection létale. Et qu’importe que Gus Vorhees, l’homme assassiné, ait été un farouche adversaire d’un tel châtiment ! La romancière décrit, par le menu, les conditions de détention subies par Luther Dunphy, son procès, les nombreux reports de peine puis, en fin de compte, la procédure d’exécution. Luther a beau se soumettre, se considérant, quoi qu’il arrive, entre les mains de Dieu, sa mise à mort n’en revêt pas moins tous les aspects d’une scène de terreur. Le personnel médical refusant de participer à un tel acte, c’est un surveillant pénitentiaire incompétent, maladroit, qui doit se charger de la procédure. Luther ne meurt qu’au bout de deux heures et seize minutes de souffrances atroces !
Dans ce prodigieux roman, Joyce Carol Oates convoque, en quelque sorte, deux visages de l’Amérique : l’un, ultraconservateur et ultrareligieux ; l’autre, progressiste et plutôt laïc, voire athée. Mais la romancière se garde de simplement les opposer frontalement, de façon manichéenne. Son livre est bien plus subtil. En donnant la parole, tour à tour, à chacun des deux partis, celui des Vorhees, celui des Dunphy, elle en fait comprendre les motivations et les failles, d’un côté comme de l’autre, sans s’ériger ni en moraliste ni en juge. C’est à nous, lectrices, lecteurs, qu’il revient de tirer éventuellement des leçons de ces récits. Il ne suffit pas de condamner, il faut tenter de comprendre les motivations d’autrui, quel qu’il soit. Et surtout, il importe d’oser la rencontre, l’écoute et, si possible, la réconciliation, comme la fin de ce grand roman le laisse entrevoir.
9/10
Luc Schweitzer, ss.cc.