C’est dit, Erri de Luca n’a jamais écrit et n’écrira jamais de polar, il n’aime pas ça ! Récemment, de passage dans une librairie du XXème arrondissement de Paris, lors d’une rencontre-dédicaces à laquelle je m’étais rendu, il nous l’a affirmé haut et fort. Le polar est un genre qu’il n’aime pas, entre autres parce que ces romans exigent une conclusion, autrement dit la résolution d’une affaire criminelle. Un coupable est désigné, et voilà ! Si tous les polars, en vérité, n’empruntent pas cette forme, il reste que Erri de Luca ne supporte pas les conclusions fermées, il les veut, au contraire, les plus ouvertes possible.
Son dernier ouvrage, celui qu’il venait présenter, l’autre jour, à Paris, n’est donc, en aucune façon, un polar en bonne et due forme, même s’il y est bien question d’une affaire de justice. Mais, en vérité, bien plus que la résolution, d’une enquête, ce qui intéresse l’auteur, ce sont les chemins de traverses, les débats d’idées, les réminiscences du passé, les motivations, les convictions, les confrontations. Tout cela nourrit un roman qui se subdivise tout entier en deux genres : celui de l’interrogatoire entre un magistrat et un inculpé (et avec la présence d’un avocat commis d’office, malgré le refus exprimé par l’inculpé), et le genre épistolaire (car, placé en cellule d’isolement, le prévenu se plaît à écrire à la femme qu’il aime, celle qu’il appelle Ammoremio). Ce dispositif donne à ce roman une forme quasi scénique, au point qu’on pourrait facilement l’adapter en pièce de théâtre. L’inculpé le dit d’ailleurs dans une de ses lettres à Ammoremio : « Tu aurais cru assister à une pièce de théâtre. »
Ce qui donne à ce récit, très certainement fortement imprégné d’autobiographie, sa singularité, ce qui le rend captivant, c’est qu’il ne se limite pas à la transcription d’un procès-verbal classique. Très vite, entre le magistrat et l’inculpé, l’échange des questions et des réponses ne se cantonne plus à une simple « maïeutique », à un dialogue à la manière de Socrate, destiné à faire accoucher de la vérité, mais à une sorte de joute verbale qui donne lieu, entre les deux protagonistes à des débats passionnants et passionnés sur des questions qui hantent l’imaginaire de Erri de Luca, des questions ayant trait à l’engagement politique, à la liberté, à la justice, à l’amitié, à la trahison, mais aussi à la nature et, en particulier, à la montagne.
Car c’est précisément lors d’une marche en montagne, dans les Dolomites, qu’ont eu lieu les événements qui ont conduit à l’inculpation de l’homme en question. Que s’est-il passé ? Au cours de cette sortie, alors qu’il se trouvait dans un endroit périlleux, l’homme s’est trouvé en présence de quelqu’un d’autre, un autre promeneur qui, s’étant engagé dans un passage difficile, est bientôt retrouvé au bas d’un éboulement, à la suite d’une chute mortelle. Or (étrange coïncidence qu’ils se soient retrouvés lors d’une même escapade), ces hommes se connaissaient de longue date, puisqu’ils avaient milité tous deux, durant leur jeunesse, dans un mouvement politique révolutionnaire. Entre eux s’était même nouée une grande amitié, autant qu’il était possible sans déroger à l’esprit collectif. Or l’homme qui était considéré comme un ami avait trahi, livré ses compagnons, lorsque le mouvement auxquels ils appartenaient avait fait l’objet de poursuites. Sachant cela, comment ne pas se poser des questions ? Que s’est-il réellement passé en montagne ? Un malheureux accident, comme le prétend l’inculpé ? Ou un règlement de comptes, comme en est persuadé le magistrat qui conduit l’investigation ?
Je le répète, ne nous attendons pas à une résolution pure et simple de ce mystère. Ce qui intéresse Erri de Luca, c’est le dialogue en tant que tel, ce qui se joue entre un magistrat qui questionne et un inculpé sommé de répondre. Et l’on peut affirmer que l’écrivain s’y prend à merveille pour, partant du canevas classique de l’interrogatoire, explorer, débattre et se souvenir, usant, s’il le faut, de métaphores (celle du tennis, par exemple) ou recourant à des lectures d’écrivains comme Jack London ou Leonardo Sciascia.
Et puis (sont-elles des contrepoints ou, au contraire, le cœur de l’ouvrage), il y a les lettres à Ammoremio, à la femme aimée. À mon sens, elles sont le sommet de ce livre, elles élèvent l’esprit, sinon le corps, bien plus encore que toutes les marches en montagne. L’inculpé s’y confie en adoptant un tout autre ton que celui dont il use avec le magistrat. Avec Ammoremio aussi, il aborde les sujets qui lui tiennent à cœur, mais autrement, par un autre biais. Et puis, à elle, il lui parle de sa condition de détenu, lui qui affirme ne s’être jamais ennuyé de sa vie, lui qui se délecte avec la poésie, lui qui aime sa correspondante, son aimée, sans s’embarrasser de jalousie, comme tant d’autres détenus qui craignent que leur compagne leur soit infidèle. Rien de tel pour notre homme, ses lettres d’amour sont des prodiges de finesse et de beauté qui, tout comme ses réponses au magistrat, mais à un degré supplémentaire, rendent compte non pas de la vérité, mais, tout simplement, de sa vérité, rien de plus. 8,5/10
Luc Schweitzer, ss.cc.