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LES 2 ALFRED

Un film de Bruno Podalydès.

La déshumanisation par le travail telle qu’elle se pratiquait à l’époque où Charlie Chaplin tournait Les Temps modernes (1936) n’a pas disparu, loin s’en faut. Elle s’est probablement même aggravée, tout en adoptant d’autres formes, plus insidieuses et plus destructrices de l’humain. Aujourd’hui, les salariés se doivent d’être hyper connectés, capables de faire face aux diverses mécanisations des tâches, de résoudre les bugs et autres problèmes inhérents aux objets dits « intelligents », d’être corvéables à merci, ce qui signifie même, dans certaines entreprises, de devoir certifier qu’on n’a pas d’enfant à charge. Les confinements causés par la pandémie de COVID ont également montré combien peut être privilégié le travail à distance, sans relations humaines de proximité. À cela s’ajoute encore ce qu’on désigne par l’expression « ubérisation de la société », avec tous ses corollaires, par exemple les livreurs portant sur leur dos un énorme sac de forme cubique (l’un d’eux apparaît précisément à l’écran, totalement épuisé, dans Les 2 Alfred).

D’autres films ont abordé le même genre de sujet ces mois derniers (avec pas mal de brio dans Effacer l’historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine, très maladroitement dans Adieu les cons d’Albert Depontel). Mais c’est, sans nul doute, Bruno Podalydès qui traite le sujet avec le plus d’intelligence et le plus finesse, sans oublier les bienfaisantes et nombreuses notes d’humour dont il s’est plu à parsemer le film. Le motif s’y prête d’ailleurs à merveille, tant le monde hyper connecté que nous connaissons à présent peut facilement être tourné en dérision. Toutefois, le cinéaste se garde d’être radicalement pessimiste : s’il met en évidence les risques de déshumanisation des travailleurs, il se garde de tout mettre dans le même sac, comme on dit, et semble, par exemple, s’amuser comme un enfant en observant les vols frénétiques des drones.

« Comme un enfant » : c’est ce qui vient à l’esprit chaque fois que l’on regarde un film de Bruno Podalydès. Il y a toujours, chez ce cinéaste, une part d’enfance dont on peut dire qu’elle est à la fois salvatrice ou, en tout cas, protectrice, et totalement ouverte à l’aventure. Rappelons-nous l’irrésistible périple sur rivière de Bruno Podalydès dans Comme un avion (2015). Dans Les 2 Alfred, l’opposition entre l’obligation de se conformer au monde (et, en particulier, à celui du travail) tel qu’il est et la nécessité vitale de préserver l’esprit d’enfance est au cœur du film. Celui-ci a pour symbole, si l’on veut, les deux singes en peluche dont les noms lui donnent son titre. Ce sont les doudous du plus petit des deux enfants d’Alexandre (Denis Podalydès) qui, pour pouvoir être embauché dans une start-up nommé The Box, au terme d’un entretien d’embauche où il a dû énumérer ses qualités (« honnêteté, gentillesse, indulgence et… goût du délire » !), s’est trouvé contraint de mentir en affirmant ne pas avoir d’enfant. « No child » : c’est écrit en lettres majuscules et, bien sûr, en anglais !

Heureusement pour Alexandre, il peut bientôt compter sur le soutien d’un ami providentiel, un nommé Arcimboldo (Bruno Podalydès), qui n’a pas besoin de se faire longtemps prier. C’est l’ami rêvé, celui qui non seulement accepte de garder les deux enfants quand c’est nécessaire mais également essaie de trouver des solutions à tous les problèmes. Et il n’en manque pas, des problèmes, surtout quand intervient une collègue d’Alexandre, Chief prospect officer dans la start-up, Séverine (Sandrine Kiberlain), une femme déterminée, despotique et même inquisitrice. Ce qui oblige Alexandre à ruser plus que jamais pour dissimuler l’existence de ses deux enfants. Le cinéaste, lui, se délecte à filmer les scènes cocasses les unes après les autres, imaginant ses personnages aux prises avec les objets technologiques les plus modernes, des objets qui, pour notre bonheur de spectateurs, s’avèrent parfois rétifs ou fantaisistes. Ainsi de Séverine et de sa voiture sans chauffeur qui n’est pas toujours très réceptive aux ordres qu’on lui donne, c’est le moins qu’on puisse dire. Ou encore de la montre connectée d’Alexandre qui ne se manifeste pas toujours quand il faut. Ou encore du robot ambulant du patron de la start-up, grâce auquel il est censé pouvoir circuler au milieu de ses salariés, même quand il est physiquement absent. Évidemment, tout ne se déroule pas comme prévu. En somme, pour tout résumer, comme l’explique le réalisateur dans une interview, pendant que les machines semblent s’humaniser, les humains, eux, sont de plus en plus traités comme des machines.

C’est la force du cinéma de Bruno Podalydès que de désigner l’inhumanité du monde du travail tel qu’il se décline volontiers aujourd’hui et que de déplorer la tyrannie de la technologie sans jamais se départir de sa plaisante ironie. Et c’est la grâce de ses films que d’oser croire encore à l’enfance, au bonheur de faire des tours de manège en attrapant le pompon, à la joie toute simple de se faire raconter une histoire avant de s’endormir.

8,5/10

Luc Schweitzer, ss.cc.

http://https://www.youtube.com/watch?v=v16gfliiW8I