un film d’Apichatpong Weerasethakul.
Ceux sur qui le cinéma contemplatif du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul agit comme un somnifère vont être gâtés à la vue de ce nouvel opus! Leur somnolence risque d’être d’autant plus irrésistible que le film tout entier repose sur une affaire de sommeil! Pour d’autres (dont je suis), « Cemetery of Splendour » sera perçu comme une oeuvre irrésistiblement fascinante, davantage encore que tous les films précédents du cinéaste.
Affaire de sommeil donc, puisqu’une mystérieuse maladie frappe des soldats, et uniquement des soldats, les plongeant précisément dans un étrange sommeil au point qu’ils doivent être mis en quarantaine dans une école transformée en hôpital de fortune. Est-ce une manière, pour le réalisateur, de répondre à l’autoritarisme des militaires omniprésents dans son pays depuis qu’un coup d’état y a eu lieu en mai 2014? Probablement, mais le film ne s’appesantit pas sur des questions d’ordre politique. Fidèle à son esthétique, Weerasethakul préfère construire un film mêlant habilement le charnel et le spirituel et invitant le spectateur à la contemplation.
Deux femmes en sont les pivots: Jenjira, une handicapée ayant une jambe plus courte que l’autre et prenant soin tout particulièrement d’un soldat prénommé Itt, et Keng, une medium qui prétend percevoir et interpréter les pensées et les rêves des endormis. Weerasethakul filme les corps avec attention, y compris dans des postures ou des réactions qui pourraient paraître triviales mais qui, chez lui, ne sont que simplicité et évidence. Dans le même temps, il donne sens à son film en suggérant tout aussi simplement et avec autant d’évidence ce qui est de l’ordre de l’esprit ou plutôt peut-être des esprits. Et si la mystérieuse maladie du sommeil qui frappe les soldats avait pour cause un antique cimetière où sont enfouis des rois qui, parce qu’ils se battent toujours, ont besoin de se nourrir de l’énergie des vivants?
Beaucoup de scènes et de plans de ce film laissent pantois d’admiration. Les jeux de lumière sont remarquables, d’autant plus que les malades sont soignés, entre autres choses, par une thérapie à base de néons de lumière. Les verts, les rouges et les bleus se succèdent, créant une sorte de douce hypnose. Mais le film culmine lorsque Keng emmène Jenjira à la découverte du palais des rois enfouis dans le cimetière. En fait de palais, il ne reste rien mais Keng semble percevoir des murs invisibles. Plus tard, alors qu’elles se sont assises, Jenjira dévoile à sa compagne sa jambe malade, difforme, hideuse, couturée de cicatrices à la suite d’opérations. Keng réagit en couvrant le pied et la jambe de Jenjira d’un baume, puis en les embrassant et même les léchant. Scène sublime, simple et touchante, qui peut être perçue comme une sorte de variante du baiser au lépreux. Sommet d’émotion pure et de tendresse qui fait verser des larmes à la malade.
Est-ce cela qui se reflète dans les yeux grand ouverts de Jenjira lorsque le film s’achève, nous la montrant ainsi, observant un terrain retournée par des pelleteuses où des gamins jouent au ballon? Ou peut-être songe-t-elle à Itt, le soldat qu’elle a réussi à réveiller? Ou encore aux rois enfouis dans le cimetière? Qui peut savoir? Ces yeux largement ouverts et fascinés furent aussi les miens tout au long de ce film sublime.
NOTE: 9/10
Luc Schweitzer, sscc