un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Il m’est bien difficile de m’expliquer le peu d’enthousiasme suscité par ce film lors de sa projection au dernier festival de Cannes. C’est la preuve, en tout cas, qu’il est prudent de ne se fier ni aux applaudissements ni aux sifflets exprimés, tantôt les uns tantôt les autres, par le public cannois. Car ce film, tel qu’il est proposé à présent sur nos écrans, les réalisateurs ayant décidé de le raccourcir de 7 minutes après sa présentation à Cannes, égale le niveau d’excellence de toutes les oeuvres précédentes des deux Frères.
Une fois encore, mais sans aucunement s’autoparodier (comme on le leur a reproché bêtement à Cannes), fidèles à leurs obsessions et à leur style, les Dardenne font le choix d’attacher, en quelque sorte, leur caméra à la suite d’un personnage et de sa quête. En l’occurrence, dans « La Fille inconnue », la caméra ne quitte jamais le personnage joué par Adèle Haenel, celui du docteur Jenny Davin. Elle évolue, tout au long du film, dans un environnement qui, lui aussi, nous est familier, puisqu’il apparaît dans tous les longs-métrages des Dardenne : nous sommes à Seraing, aux portes de Liège.
C’est là que le docteur Davin exerce sa profession : elle occupe le cabinet d’un confrère âgé et malade en attendant, prévoit-elle, d’intégrer un centre médical où sa place est déjà préparée. Mais un événement, qui semble d’abord anodin, bouleverse bientôt le bel ordonnancement de sa vie. Un soir, alors qu’elle est dans son cabinet avec un stagiaire (Olivier Bonnaud) à qui elle vient de faire la leçon (« si tu veux être un bon médecin, tu dois contrôler tes émotions », lui a-t-elle dit parce qu’il s’affolait de voir un jeune patient en convulsions), quelqu’un sonne à la porte. Alors que le stagiaire s’apprête à ouvrir, Jenny Davin, dans un sursaut d’orgueil et dans le but de donner une autre leçon à l’apprenti, lui enjoint de n’en rien faire. « On n’ouvre pas la porte, une heure après la fin des consultations », affirme-t-elle.
Ce malheureux sursaut d’orgueil, c’est, d’une certaine façon, la faute originelle que Jenny Davin va s’efforcer de réparer tout au long du film. Car, très vite, elle apprend que la personne à qui elle a fermé la porte de son cabinet a été retrouvée morte au bord de la Meuse : c’est la fille inconnue qui donne à ce long-métrage son titre. Qui est-elle ? Que faisait-elle à la porte du cabinet médical à une heure tardive ? Se sentant coupable, Jenny Davin n’a de cesse de découvrir l’identité de la morte, de lui donner un nom, de connaître un peu de son histoire et de lui offrir une sépulture plus digne que celle du carré des indigents. Obstinée, déterminée, elle mène une sorte d’enquête, sans se décourager de n’aboutir à pas grand chose (dans un premier temps). La fille inconnue semble précisément n’avoir été remarquée par personne. Elle est aussi évanescente que la silhouette filmée par la caméra de surveillance de l’entrée du cabinet médical. Mais elle a un visage et, bientôt, à force d’entêtement, elle aura également un nom. Car Jenny Davin non seulement ne baisse pas les bras, mais elle répare sa faute en pratiquant son contraire : elle qui a péché par orgueil, elle se met au service et à l’écoute d’autrui, quitte à en payer le prix quand sa recherche de vérité se heurte à ceux qui, bien plus coupables qu’elle, trouvent son obstination très embarrassante.
Ce film aux allures de polar est aussi et surtout un grand film moral. Jenny Davin ne se contente pas de soigner les corps, comme son métier le lui ordonne, mais elle se met à l’écoute des uns et des autres, elle perçoit les souffrances cachées, les blessures secrètes, les culpabilités enfouies. Elle exerce sa profession, réellement, comme un sacerdoce. Elle semble n’avoir aucune relation affective avec qui que ce soit (si ce n’est la sorte d’amitié qui la lie au stagiaire du début du film), elle se donne tout entière à ses patients et à la mission de réparation qu’elle se doit de mener à bien. Patiemment mais avec détermination, elle parvient à en savoir davantage sur la fille inconnue, sur ce qui l’a conduit à la mort, sur ceux qui se sont rendus coupables à son sujet. Sa manière d’être, son obstination, sa qualité d’écoute, l’empathie qu’elle dissimule maladroitement derrière la froideur apparente d’un médecin qui n’est chargé que d’établir de bons diagnostics, tout mène en fin de compte aux aveux. Dans sa critique parue dans Télérama, Samuel Douhaire va jusqu’à parler de figure christique à propos de Jenny Davin. Il n’est pas question, bien sûr, de chercher à « récupérer » les Frères Dardenne qui n’ont jamais fait mention de la foi chrétienne dans aucun de leurs films. On peut cependanr affirmer que leurs préoccupations, leurs sujets, leurs personnages et les motivations qui les guident entrent plus d’une fois en concordance avec les convictions chrétiennes. Dans « La Fille inconnue », le docteur Jenny Davin fait des choix qui engagent la vie entière, elle préfère reprendre le cabinet du médecin qu’elle remplace plutôt que d’intégrer le centre médical qui lui ferait gagner bien plus d’argent, elle conçoit clairement sa profession comme un engagement de tout l’être et, par sa manière d’être, elle conduit ceux qui se sont rendus coupables envers la fille inconnue à se confesser. Pour l’une des coupables, cela se conclut même, après qu’elle ait prononcé ses aveux, par une sorte d’absolution prenant l’aspect d’une accolade.
Je n’ai pas besoin d’en écrire plus pour faire comprendre à quel point, à mes yeux, ce film est important. Nul doute qu’il comptera parmi mes grands coups de cœur de l’année. Ses qualités, il les doit aux Dardenne (dont tous les films, sans exception, sont remarquables), mais aussi au travail extraordinaire effectué par la grande et superbe actrice qu’est Adèle Haenel. Comme ses consoeurs (Cécile de France dans « Le Gamin au Vélo » et Marion Cotillard dans « Deux jours, une nuit »), elle a su parfaitement adopter le style des Frères Dardenne et se fondre dans leur environnement. Elle est géniale !
NOTE: 9,5/10
Luc Schweitzer, sscc.