Un roman de Alice McDermott.
À l’occasion de la rentrée littéraire de ce mois de septembre 2018, le magazine « La Vie » proposait récemment tout un dossier sur le « retour du héros religieux ». Il est remarquable, en effet, de constater que, parmi l’abondante édition de romans encombrant les étals des libraires, il en est plusieurs qui accordent une place non négligeable à des figures chrétiennes. Il y a de quoi s’interroger à ce sujet. Dans le monde déboussolé et vacillant qui est le nôtre, il semble que des écrivains aient recours à des personnages incarnant, avec plus ou moins de bonheur mais avec conviction, l’engagement d’une vie donnée au nom de Jésus-Christ.
Le plus souvent, les romanciers imaginent, pour ce faire, des figures de prêtres. Mais il est une exception notable, celle de la romancière américaine Alice McDermott qui préfère, dans « La Neuvième Heure », donner la part belle à une communauté de religieuses de l’ordre des Petites sœurs soignantes des pauvres malades, implantée dans le quartier de Brooklyn au début du XXème siècle, quitte à écorner au détour d’une phrase les « curés » qui, selon Mme Tierney, l’un des personnages du livre, sont des « enfants gâtés » au regard des religieuses. « Ce sont elles qui s’occupent de tout », ajoute-t-elle.
Il y a du féminisme chez Alice McDermott, aucun doute, mais un féminisme de bon aloi, qui vient à point nommé et qui rend justice aux communautés de religieuses et à leur dévouement envers les plus pauvres. Plusieurs œuvres, en particulier au cinéma, ces dernières années, ont mis en lumière le rôle peu reluisant joué par certaines communautés de religieuses dans l’exploitation éhontée de jeunes femmes soi-disant fautives qui leur étaient confiées (ainsi « The Magdalene Sisters » en 2003 et « Philomena » en 2014). Mais si d’aussi injustifiables dérives ont bel et bien eu lieu, il serait totalement abusif d’en faire porter l’opprobre sur toutes les communautés de religieuses. La plupart d’entre elles, fort heureusement, mériteraient bien davantage d’ovations que de réprobation.
Le roman d’Alice McDermott, très habilement construit, a, pour fil rouge de son récit une « enfant de couvent » prénommée Sally. Et tout commence par le suicide de son père, Jim, un employé d’une société de transport qui vient de perdre son emploi. Bien que Annie, sa femme, lui a fait savoir, peu de temps avant, qu’elle est enceinte, Jim rentre chez lui, calfeutre toutes les issues et ouvre le gaz. Et c’est tout juste si, en rentrant chez elle, sa femme ne fait pas tout exploser.
C’est peu de temps après ces évènements tragiques qu’intervient l’une des religieuses de la communauté implantée dans ce quartier, Sœur Saint-Sauveur, qui passait par là et offre aussitôt ses services, essayant, entre autres choses, mais sans y parvenir, de déguiser le suicide en accident pour que le défunt puisse avoir droit à un enterrement en terre consacrée. Efficace, la religieuse obtient, quoi qu’il en soit, l’admission de la jeune veuve à la blanchisserie du couvent où elle est invitée à travailler en compagnie d’une certaine Sœur Illuminata.
C’est donc dans ce cadre que naît et grandit Sally, l’enfant de Annie. Une « enfant de couvent » qui fait le bonheur de la communauté (tout en créant aussi quelques rivalités, car la romancière s’est bien gardée de décrire des religieuses totalement infaillibles et parfaites). Toujours est-il que, une fois devenue suffisamment grande, Sally estime être appelée à cette vie-là : elle pense avoir une vocation à la vie religieuse. Mais que connaît-elle d’autre, elle qui a grandi entre les murs d’un couvent ? Que devient sa résolution lorsqu’elle est mise à l’épreuve ? Dans un train qui l’emmène vers le noviciat à Chicago, la jeune fille fait des rencontres pour le moins troublantes. Et lorsqu’elle accompagne l’une des religieuses au chevet des personnes malades, que devient sa vocation ? C’est facile de concevoir un idéal entre les murs d’un couvent, c’est autre chose quand il s’agit de se mettre au service de malades à l’aspect déplaisant, voire même répugnant. Et quand, de plus, la jeune fille se trouve témoin des incartades de sa propre mère…
Ce beau sujet d’une vocation supposée mais rudement mise à l’épreuve, Alice McDermott le raconte avec une qualité de narration qui rend le roman très convaincant. La romancière sait parfaitement caractériser non seulement chaque religieuse mais chaque personnage de l’histoire. On n’oublie pas de sitôt Sœur Saint-Sauveur qui, revenant du cimetière où le suicidé a dû être enterré en dehors du terrain consacré, affirme : « Si c’était moi qui dirigeais l’Eglise, elle serait bien différente » ! Ou Sœur Jeanne qui, choquée par les malheurs du monde, s’étonne de « la folie avec laquelle la souffrance est distribuée dans le monde », folie qui « défie toute logique » (la même Sœur Jeanne racontant, dans un autre chapitre du roman, l’histoire de Jeanne Jugan). Ou Sœur Dymphna qui garde dans un album des exemples de vie religieuse, au centre desquels elle a placé Mère Marianne Cope et le Père Damien qui donnèrent leur vie au service des lépreux de Molokaï (ce qui vaut au lecteur une belle page sur ces grandes figures de sainteté). Mais on n’oublie pas non plus les autres personnages du roman, qui n’appartiennent pas à la communauté des religieuses : M. Costello le laitier et sa femme recluse à la maison pour infirmité, et tous les membres de la famille Tierney, dont Mme Tierney qui estime que, tout de même, la sainteté est « ennuyeuse » et lui préfère « le chaos, l’activité, l’agitation… » « Elle aimait les histoires de péchés, ajoute malicieusement la romancière, plus que les contes de vertu » ! Une romancière qui sait de quoi elle parle, car que seraient les romans sans histoires de péchés ?
NOTE: 9/10
Luc Schweitzer, ss.cc.