Un roman de Robert Seethaler.
Emmitouflé dans une chaude couverture de laine, il se tient là, songeur, sur le pont supérieur de l’Amerika, le navire qui le ramène en Europe après une ultime saison à New-York, tandis que sa femme, Alma, et sa fille âgée de six ans, Anna ont préféré rester dans leur cabine. Cet homme, à qui un jeune matelot apporte le thé qu’il a demandé, c’est Gustav Mahler (1860-1911). Il n’a que cinquante ans et, cependant, son apparence est celle d’un vieil homme, prématurément usé, dont la vie va bientôt s’achever. Il est au faîte de sa gloire, adulé comme un mythe, considéré comme le plus grand chef d’orchestre de son temps et, bien sûr, comme un compositeur de génie. Mais sa gloire, il la paye au prix fort, il la paye « du désastre d’un corps qui se [consume] lui-même inexorablement. » Un corps qui l’avait fait souffrir sa vie durant, tant il avait été affecté par des maux de toutes sortes.
Sur le pont du navire qui l’emporte, Mahler songe à l’océan et au grouillement de vie dont il est le réceptacle, mais surtout il lui vient à l’esprit des moments de sa vie, de son parcours si singulier. Sa carrure frêle et sa petite taille n’ont pas rebuté Alma Schindler, celle qui était considérée comme étant la femme la plus belle de la Vienne de ce temps-là, qui l’épousa et fut dès lors connue sous le nom d’Alma Mahler (1879-1964). Ils eurent deux enfants, Maria (1902-1907), une enfant toujours joyeuse qui mourut très jeune de la diphtérie, et Anna (1904-1988), une enfant « pleine de pensées et d’idées singulières ». Quand la première mourut, Mahler « se rua (…) dans la forêt en pleurant et en hurlant ». Il en fut affligé pour le restant de ses jours. Quant à Alma, s’il se souvient des heures de bonheur qu’il connut avec elle, il n’en garde pas moins bien présents à l’esprit des moments d’agacement quand, par exemple, lors d’un voyage à Paris, Rodin voulut lui faire faire la pose, et, davantage encore, des heures de dispute, Alma lui reprochant de l’avoir trop souvent délaissée pour ne se consacrer qu’à son travail.
Le travail justement, il ressurgit dans ses souvenirs avec insistance. Il s’y consacra avec tant de ferveur, osant des innovations qui surprirent les Viennois, se battant sans cesse pour repousser les limites de l’interprétation musicale. L’automne, l’hiver et le printemps étaient dédiés à la direction d’orchestre, l’été à la composition de ses propres œuvres. En somme, il n’arrêtait jamais. Sur le pont du navire, il se remémore comment il parvint, à force d’obstination, à « discipliner le meilleur et le plus récalcitrant des orchestres au monde », celui de l’Opéra de Vienne. Il évoque aussi, par la pensée, l’été où il acheva l’une de ses œuvres les plus abouties, Le Chant de la Terre, ou encore la création de sa Huitième Symphonie, celle qui fut surnommée « Symphonie des Mille » (formule que Mahler trouvait inepte), œuvre qui fit date dans l’histoire de la musique et fut accueillie triomphalement.
C’est le roman de la vie d’un prodige de la composition doublé d’un visionnaire de la direction orchestrale (que les caricaturistes représentaient comme un « diable à ressort » du temps de sa jeunesse, mais qui se calma beaucoup avec l’âge, au point de diriger pratiquement sans bouger). Ce roman, l’écrivain autrichien Robert Seethaler le retrace dans un texte relativement court et avec une simplicité qui n’est qu’apparente. En vérité, l’auteur, mêlant habilement des faits établis de la biographie de Mahler et des notes subtiles (et parfaitement crédibles) de fiction, nous fait appréhender avec une incroyable justesse quelque chose de l’âme du grand musicien. Bien davantage, peut-être, que Freud en personne, à qui Mahler fit une visite en Hollande et qui se contenta, durant presque la totalité des quatre heures que dura l’entrevue, d’écouter le musicien sans quasiment lui accorder un mot. En fin de compte, c’est un personnage de fiction, le garçon de pont se mettant au service du musicien sur le navire Amerika, qui nous touche bien plus que Freud. « C’est quel genre de musique, celle que vous faites ? Vous pouvez m’en parler ? », demande-t-il à l’occasion à Mahler. À quoi celui-ci fait cette réponse : « Non, on ne peut pas raconter la musique. Il n’y a pas de mot pour ça. Dès que l’on peut décrire la musique, c’est qu’elle est mauvaise » ! On se gardera donc de décrire la musique de Mahler, mais on ne se gardera pas de l’écouter.
8,5/10
Luc Schweitzer, ss.cc.