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L’ÉCHELLE DE JACOB

Un roman de GONG Ji-young.

 

 

Lire un roman dont l’action se déroule, en grande partie, entre les murs du monastère coréen de W., mais aussi, pour une petite part, dans le monastère américain de Newton, dans le New Jersey, cela pourrait décourager des lecteurs craignant de devoir supporter, au fil des pages, la supposée monotonie découlant obligatoirement du genre de vie qu’on mène dans ces lieux-là. Or, c’est tout le contraire que nous propose la romancière sud-coréenne GONG Ji-young. Pas une page de son récit ne risque de faire bâiller d’ennui qui que ce soit, je le certifie. Tout, au contraire, dans ce roman, parvient sans peine à captiver la lectrice ou le lecteur, tant par l’intelligence du propos que par la force des sentiments ainsi que par les péripéties qui surviennent dans les parcours de celles et de ceux dont il est question. Non, contrairement aux idées reçues, la vie monacale, même soumise à des horaires stricts, ne s’identifie nullement à la monotonie.

Pourtant, quand Jean, le personnage central du roman, qui en est aussi son narrateur, fait ses premiers pas à l’intérieur de l’abbaye bénédictine de W., dans l’intention de se former à la vie monastique, c’est, d’une part, le silence qui règne en ce lieu, et, d’autre part, la vue d’un frère âgé de plus de 70 ans passant la serpillière dans un couloir, qui font impression sur lui. C’est ce qu’il veut, se dit-il, et rien d’autre : passer sa vie entière dans le silence et pratiquer les travaux les plus humbles tant qu’il en aura la force.

La suite, il ne peut évidemment la deviner, pas même l’entrevoir, mais elle est bien plus agitée qu’il ne pouvait l’imaginer : elle lui fait connaître les joies les plus grandes et les souffrances les plus cruelles. Car le roman écrit par Gong Ji-young est placé tout entier sous le signe de l’amour, presque comme une parabole que résumerait le fameux hymne à la charité qu’écrivit saint Paul dans sa Première Lettre aux Corinthiens (chapitre 13). Il n’est question que de cela, que d’apprendre à aimer, mais selon des chemins difficiles, complexes, douloureux, car, dans tout amour, il y a une part, plus ou moins grande, de souffrance.

L’amour, dans ce roman d’apprentissage, se décline selon plusieurs registres. Il y a l’amour que l’on éprouve pour Dieu, bien évidemment, c’est le moins quand on veut devenir moine. Oui, mais précisément, même pour quelqu’un qui aspire à consacrer sa vie au Seigneur, cet amour ne va pas de soi, il est chahuté, mis à l’épreuve de dure manière, transformé et, en fin de compte, enrichi par les souffrances elles-mêmes. Mais l’amour se décline aussi, dans ce livre, de façon plus surprenante puisqu’on est dans un cadre monacal, du point de vue d’un versant amical et du point de vue d’un versant, disons, charnel (même si ce mot est terriblement réducteur).

Quoi qu’il en soit, Jean est amené, d’une part, à se lier, de manière particulière, avec deux des autres postulants à la vie monastique de la même promotion que lui. De l’un, qui se prénomme Angelo, l’on peut dire qu’il porte bien ce nom et que, même s’il ne se refuse pas à collaborer à quelques-unes des frasques des deux autres, par bien des côtés, il est exemplaire, en particulier quand il s’agit de servir autrui plutôt que de penser à soi-même. C’est un garçon dont on dit qu’il voit le bien partout. Mais pour ce qui concerne le deuxième, Michaël, tout est beaucoup plus complexe. Lui aussi veut se dévouer pour les autres, mais pas seulement à l’intérieur des murs du monastère. Michaël est un esprit frondeur, un révolté, qui se pose mille questions sur la vie qu’il a choisie et sur l’Église elle-même. Pour lui, il en est persuadé, la manière de faire de celle-ci est, sur certains points, en contradiction avec l’Évangile : « L’Église nous recommande de prendre soin des pauvres, explique-t-il, mais se fiche de savoir pourquoi ces gens-là se sont retrouvés dans cette précarité (…). Elle ordonne de ne pas se faire avorter, mais ne cherche pas à comprendre comment les jeunes filles en arrivent au stade où elles n’ont pas d’autre choix que de tuer l’enfant dans leur ventre (…). Elle condamne le divorce, prétend que c’est un péché, mais fait semblant d’ignorer à quel point les gens qui restent mariés contre leur gré sont malheureux ; elle considère l’homosexualité comme un hobby que l’on choisit… ». Ajoutons encore que ce trio, Jean, Angelo et Michaël, se permet parfois des incartades que l’abbé punit sévèrement.

Il est, d’autre part, une forme d’amour encore plus inattendue entre les murs d’un monastère. Une forme d’amour qui vient pourtant contrecarrer ce que Jean a planifié : c’est celle que fait naître et grandir en lui la belle So-hui, une nièce de l’abbé, venue là dans le but de mettre au point et de rédiger un travail universitaire sur la vie des moines et, en particulier, des postulants. Or c’est Jean que l’abbé désigne pour répondre aux questions de la jeune fille. A-t-il voulu les mettre à l’épreuve, l’un et l’autre ? Toujours est-il qu’il ne faut pas beaucoup de temps pour que tous deux ressentent, l’un pour l’autre, un amour qui ne demande qu’à se concrétiser. Bien sûr, de ce fait, la vocation monastique de Jean ne tarde pas à vaciller. Mais il faut remarquer que cet amour, la romancière, par le truchement de son narrateur, se refuse à le subordonner à l’amour que l’on porte à Dieu. J’ai employé précédemment l’expression « amour charnel », mais il s’agit de quelque chose de bien plus profond. Et c’est, à mon sens, un des grands points forts du roman que de ne pas hiérarchiser l’amour. L’amour que l’on éprouve pour Dieu n’est pas supérieur à celui que Jean ressent jusqu’au profond de son être à la vue de So-hui. C’est du même ordre, au point que Jean entend une voix intérieure qui lui dit, à propos de So-hui, « aime-la » !

À partir de là, tout pourrait être simple. Jean pourrait quitter le monastère, avec le regret de devoir laisser ses amis Angelo et Michaël, pour bâtir une vie commune avec So-hui. Mais non, ce serait trop facile. Ce sont les épreuves et les souffrances qui lui sont plutôt réservées : celles qui sont causées par un effroyable et absurde accident mettant fin brutalement à la complicité amicale qui le lie à Angelo et Michaël ; et celles, plus douloureuses encore, qui ont pour causes les incompréhensions, les regrets, les mauvaises interprétations et la survenue d’une histoire ancienne, tout ce qui met des bâtons dans les roues de ceux qui s’aiment. Pour Jean (tout comme pour So-hui, d’ailleurs), ni les adversités ni les doutes ne font défaut, et c’est comme si le destin (ou Dieu ?) s’ingéniait à mettre en échec l’amour qu’ils avaient commencé de rêver l’un avec l’autre. Et la question, qui resurgit tout au long du roman comme un leitmotiv, c’est « Pourquoi ? Pourquoi, mon Dieu ? », l’éternel « Pourquoi » auquel on ne peut pas répondre.

Non, de réponse, il n’y en a pas. À la place, disons qu’il y a des témoignages et qu’il y a des témoins, et ce n’est pas rien. Il y a celles et ceux qui sont passés par le creuset d’épreuves bien plus terrifiantes encore que celles que Jean doit subir. Dans le roman, ils sont trois, une vieille femme et deux vieillards, trois qui ont enduré, de plein fouet, les tribulations de la guerre de Corée. L’un d’eux est frère Thomas, le vieux moine que Jean avait vu, à son arrivée au monastère, en train de passer la serpillière dans un couloir, un Allemand venu en Corée où il a subi les horreurs d’un camp d’internement au cours de la guerre. Il y a aussi la grand-mère de Jean, elle aussi fortement éprouvée durant la guerre et, aux États-Unis, à l’abbaye de Newton (où doit se rendre Jean), le frère Marinus, ex capitaine de vaisseau durant la guerre, également témoin des pires horreurs. Les récits de ces trois-là, tout à la fois effroyables et, malgré tout, ouverts à l’espérance, marquent de leur empreinte tout le roman. Car, en fin de compte, même s’il faut passer par bien des souffrances, ce que nous dit ce sublime ouvrage de GONG Ji-young, c’est que l’amour est plus fort que tout. Jean garde en mémoire une des paroles prononcées par frère Thomas : « Par nature, l’amour n’est pas quelque chose de capricieux, car une fois qu’il est là, il ne disparaît plus jamais. »

9,5/10

 

Luc Schweitzer, ss.cc.