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LES MILLE ET UNE NUITS, VOLUME 1 – L’INQUIET

 

Un film de Miguel Gomes.

Alors que paraît sur les écrans ce film de Miguel Gomes, premier volet d’une trilogie, il se trouve que je lis un recueil d’articles de l’écrivain turc Orhan Pamuk (« D’autres couleurs« ). L’une des questions qui hante ce dernier au point qu’elle revient assez souvent sous sa plume, c’est celle du bien-fondé de la littérature de fiction dans un monde marqué par la misère et les détresses. Est-il acceptable d’écrire ou de lire des romans plutôt que de se préoccuper des pauvretés et des injustices? C’est la même question qui surgit au début du film de Miguel Gomes, sauf qu’il ne s’agit plus de littérature mais de cinéma.
A cette question, le cinéaste portugais (dont j’avais tellement admiré « Tabou », film en noir et blanc, mi-parlant, mi-muet) répond à sa manière, c’est-à-dire en s’inspirant d’un des ouvrages de fiction les plus célèbres, « Les Mille et Une Nuits », mais pour mieux appréhender et rejoindre les réalités de notre temps et, particulièrement, la crise économique qui a touché, parmi tant d’autres pays, le Portugal au cours de ces dernières années. Cela donne un film foisonnant, inclassable et déroutant qui ne pourra sans doute pas séduire tous les spectateurs mais qui fascinera les autres (dont je suis) au point qu’ils auront hâte d’en voir les deux autres volets.
Ce film-ci (« L’inquiet ») s’ouvre sur deux événements concomitants, la fermeture d’un chantier naval et la prolifération des guêpes asiatiques tueuses d’abeilles. Quel rapport entre le désespoir des ouvriers mis au chômage et celui des apiculteurs perdant l’une après l’autre leurs ruches? Rien, si ce n’est que ces événements surviennent au même moment et dans un même secteur géographique et qu’ils sont signes, parmi d’autres, d’un monde qui va mal.
Ce monde-là, Miguel Gomes choisit de l’appréhender à sa manière, en convoquant sa Shéhérazade d’aujourd’hui. A elle de raconter ses histoires nuit après nuit afin de rester en vie. Des histoires de notre temps qui évoquent à leur manière, sans bien-pensance, aussi bien l’impuissance des décideurs financiers de l’Europe que la détresse des laissés-pour-compte (que le réalisateur appelle les « magnifiques » et qu’il filme frontalement et sans chichis), mais aussi le procès d’un coq coupable de réveiller les gens à des heures indues!
Avec Miguel Gomes, il faut accepter un autre regard que celui auquel nous ont habitués trop vite des films récents (et, certes, excellents) comme « La loi du marché » ou « La tête haute ». Dans « Les Mille et Une Nuits, volume 1 », notre monde à la dérive est bien là, mais il est regardé sous un autre angle, sous celui d’un conteur qui aimerait être capable de le réenchanter un peu et qui ne demande qu’à nous emporter au vent de ses audaces.
A sa manière, on peut aller jusqu’à dire que ce film s’accorde avec les préoccupations qu’expose le pape François dans sa récente encyclique « Loué sois-tu ». Ni le regard ni le propos ne sont tout à fait les mêmes bien sûr, mais, tout de même, rien n’interdit de se réjouir des deux parutions simultanées, celle de l’encyclique et celle de ce film!

Note: 8/10

Luc Schweitzer, sscc