un film de Nanni Moretti.
Il est assez troublant de se dire que ce que Nanni Moretti choisit aujourd’hui de montrer à l’écran, c’est ce que lui-même a vécu à l’époque où il tournait « Habemus Papam », la maladie et la mort de sa mère. Mais il est vrai que le réalisateur italien en est coutumier : nombre de ses films se sont fondés sur son vécu. Faut-il appeler ça de l’autofiction, comme on le fait volontiers ? Peut-être mais en se hâtant de préciser que, chez Nanni Moretti, autofiction n’équivaut jamais à nombrilisme. Contrairement à d’autres réalisateurs qui s’empêtrent dans leur ego et dont les films ne parviennent jamais à échapper ni à la médiocrité ni à la vanité de l’autosuffisance dont on n’a rien à faire (un exemple des plus irritants nous a été donné cette année avec « Mon Roi » de Maïwenn), Nanni Moretti, lui, tout en puisant son inspiration dans sa propre histoire, prend toujours soin de nous la présenter de manière à ce qu’elle nous touche, à ce qu’elle rejoigne l’expérience commune, universelle. Ce n’est pas parce que ses films sont écrits à la première personne du singulier que nous sommes étrangers à l’oeuvre, en dehors, comme si nous n’étions que les simples spectateurs d’un récit qui jamais ne serait en mesure de nous interpeller.
Qui n’a jamais vécu ou ne vivra jamais l’expérience de la maladie et de la perte d’un proche ? Dans « Mia Madre », l’on saisit rapidement que l’alter ego du réalisateur, ce n’est pas le personnage de fils sage et ordonné qu’il interprète lui-même à l’écran, mais celui de Margherita (Margherita Buy), sa sœur dans le film, une cinéaste en plein tournage d’un film dont on sait aussitôt qu’il traite d’un sujet social, des luttes des ouvriers dans une usine. Un tournage qui va de complication et complication lorsqu’apparaît Barry (John Turturro), l’acteur vedette du film dans le film, incapable de jouer correctement, d’apprendre ses textes, de prononcer l’italien comme il faut.
Cette contrepartie comique est la bienvenue dans un film qui s’oriente également vers l’accompagnement d’une mère malade et hospitalisée et dont on sait rapidement qu’elle ne s’en sortira pas. Pour Margherita, prise entre ses devoirs de cinéaste, de fille d’une mère (Ada) en fin de vie et de mère d’une adolescente (Livia) ayant grand besoin d’être encouragée et aidée pour ses études (en particulier de latin ! – d’autant plus que la grand-mère mourante est elle-même une professeure de latin à la retraite), la vie se complique grandement.
L’une des recommandations que Margherita fait volontiers à ses acteurs, c’est de « jouer à côté de leur rôle », autrement dit de ne pas se contenter d’incarner un personnage mais de garder une place pour eux-mêmes, pour leur propre personne. Il ne faut pas s’oublier soi-même quand on joue un personnage. Cette recommandation, que Margherita a bien de la peine à expliquer à ses acteurs, ne s’applique-t-elle pas d’abord à elle-même sans qu’elle s’en doute ? N’est-ce pas elle qui est toujours comme « à côté », jamais tout à fait là où il faut et, de ce fait, toujours peu ou prou dépassée par les évènements. Si elle a bien du mal à maîtriser le film qu’elle réalise, elle a autant de mal à affirmer sa présence aux côtés de son frère si ordonné quand il s’agit d’être présente au chevet d’une mère malade (le film annonce dès le début la couleur en voyant se substituer les pâtes apportées par le fils à sa mère au lieu des plats achetés par Margherita) et elle est bien en difficulté aussi quand il s’agit d’accorder du temps et de l’attention à sa fille de treize ans. C’est Ada, la grand-mère, qui révèle à Margherita que Livia vient de souffrir d’une rupture avec un garçon. La mère n’en avait rien deviné. C’est Ada également qui affirme qu’avec la vieillesse, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, elle se sent plus lucide et plus intelligente que par le passé !
Ce sont ces trois femmes (grand-mère, mère et petite-fille) qui sont au cœur du film de Nanni Moretti. Toutes trois nous touchent, nous bouleversent. Nanni Moretti s’autorise toutes les audaces pour nous faire percevoir ce qui habite le cœur de ces femmes, assurance, peine, joie ou désarroi. L’onirisme même est le bienvenu pour l’une ou l’autre scène. Ou ce plan symptomatique qui voit s’éveiller Margherita pour constater que son appartement est inondé et qu’il faut se battre désespérément pour en réparer les dégâts. C’est peut-être cela précisément qu’a voulu montrer Moretti : une vie submergée, les luttes incessantes qu’il faut mener pour ne pas se noyer. Le réalisateur italien l’a fait avec tout son talent et toute sa sensibilité : il nous touche droit au cœur !
NOTE: 8/10
Luc Schweitzer, sscc.