un film de Martin Scorsese.
Que penser du nouveau film de Martin Scorsese, film dont le cinéaste caressait le projet depuis bien des années et qu’il a donc eu le temps de longuement mûrir ? Je n’ai nullement la prétention, bien évidemment, d’assener un jugement catégorique : que chacun se fasse sa propre opinion sans trop tenir compte des réactions assez vives que l’on peut glaner ici et là dans les magazines ou sur le net. Les uns parlent d’un film pénible et éprouvant, allant jusqu’à affirmer que le vrai martyre du film est pour le spectateur ! D’autres, au contraire, estiment que l’on a affaire à un chef d’oeuvre et à un réalisateur en état de grâce.
Laissons de côté tout ce qui est excessif. Le film n’est pas parfait, on est en droit de le trouver trop long et de juger que quelques ficelles scénaristiques auraient pu être évitées (y compris la scène ultime du film, en forme de pirouette, qui peut sembler superflue). Cela étant dit, si je peux comprendre que ce film paraisse pénible à ceux qui sont totalement rétifs aux questions qu’il soulève, je ne partage pas du tout le point de vue de ceux qui le trouvent raté sur le plan de la forme. Au contraire, il m’a semblé que cette œuvre si longuement préparée par le cinéaste a été réalisée avec un grand sens de la mise en scène, si grand que, malgré sa durée (2h41), le film m’a littéralement fasciné du début à la fin.
Mais venons-en à ce qui nous touche au plus profond de l’être, aux questions de foi, de charité, de mission que soulève ce film. L’histoire ici contée, inspirée de faits réels, a été imaginée par le grand romancier catholique Shûsaku Endô (1923-1996) et elle avait déjà été adaptée au cinéma par Masahiro Shinoda en 1971. Ayant moi-même lu le roman il y a une dizaine d’années, j’en avais gardé un souvenir très fort et j’étais donc curieux et quelque peu inquiet de le voir adapté sur grand écran par Scorsese. Toute mon appréhension a été balayée : le cinéaste est resté fidèle au livre et, lui qui avait déjà abordé, mais jusqu’ici maladroitement, la problématique de la foi dans sa filmographie, le fait ici d’une manière convaincante, interrogative plutôt qu’affirmative.
La foi mise à l’épreuve, la foi confrontée à la souffrance et à la mort : c’est ce dont il s’agit. Les deux jésuites, le père Sebastião Rodrigues (Andrew Garfield) et le le père Francisco Garupe (Adam Driver), qui se font un devoir de partir au Japon à la rencontre des chrétiens pourchassés et martyrisés et dans le but de retrouver leur mentor, le père Ferreira (Liam Neeson), suspecté d’apostasie, ne peuvent imaginer par quelles épreuves ils vont devoir passer. Ce qu’ils vont avoir à supporter, Scorsese l’indique avec pas mal d’habileté, n’est pas sans rappeler la Passion du Christ. Il ne s’agit pas d’une copie de cette dernière, mais de souffrances et d’épreuves qui s’y réfèrent. Il y a une sorte de Judas dans le film de Scorsese, mais son comportement n’est pas totalement identique à celui des Evangiles. Il y a surtout des interrogatoires, d’atroces souffrances et l’épreuve la plus difficile, celle de la déréliction. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », tel fut le cri de Jésus sur la croix (Mt 27,46), tel est l’appel qui monte du cœur du père Rodrigues face aux souffrances qu’il faut endurer et à celles dont il est le témoin effaré. Le silence, qui donne au film son titre, c’est le silence de Dieu. Où est-il, que fait-il, quand ses enfants endurent les pires tribulations ? Le film de Scorsese pose la question sans imposer de réponse mais en indiquant une piste : si Dieu semble se taire, c’est peut-être parce qu’il est, lui aussi, en train de souffrir avec l’humanité…
Tout le film est construit sur ce modèle : il pose de redoutables questions, il les pose adroitement, mais en se gardant de donner des réponses simples qui pourraient rapidement apparaître simplistes. Les questions abordées par le film sont nombreuses et trop complexes pour qu’on puisse s’autoriser à donner des réponses toutes faites, Scorsese l’a bien compris. Quand, par exemple, l’on débat au sujet de l’annonce de la foi chrétienne à des peuples qui lui sont culturellement très éloignés, il n’est pas admissible de répondre avec légéreté. Les Japonais convertis le sont-ils vraiment, la foi est-elle enracinée en eux ? Dans ses échanges avec le père Rodrigues, l’inquisiteur émet de sérieux doutes à ce sujet et personne ne peut lui répliquer de façon péremptoire.
Quant à la troublante question de l’apostasie de quelques-uns, à commencer par le père Ferreira, elle ne saurait se résoudre, elle non plus, ni par un rejet pur et simple, ni par un décret, ni par une condamnation. L’Eglise catholique honore les martyrs, c’est vrai, mais doit-elle pour autant honnir les apostats ? Le film de Scorsese, fidèle au roman de Shûsaku Endô, montre que rien n’est simple. Ceux qui ont cédé lors de la cérémonie du fumi-e, autrement dit ceux qui ont accepté de piétiner une image sacrée, l’ont-ils fait par peur, pour sauver leur propre peau, ou plutôt pour sauver celle des autres, pour faire cesser leurs insupportables souffrances ? Dans ce cas, le reniement public à la foi chrétienne n’est-il pas assimilable à un acte de charité, de compassion, de miséricorde ? Qui se permettra de juger ?
Je ne peux, dans le cadre restreint de ma critique, restranscrire toutes les questions soulevées par ce film. Mais je ne peux qu’encourager à aller le voir (en mettant en garde, toutefois, ceux pour qui les scènes de violence seraient insupportables) et à en débattre. Car, oui, ce film est important, il est réalisé avec grand talent et il peut susciter bien des échanges chez tous ceux que les questions de la foi et de son annonce interpellent. De plus, et je le dis pour finir, « Silence » met en scène des personnages qui ne sont ni des archétypes ni des symboles : on ne peut les réduire à leur fonction. Pour le dire sans détour, on n’a pas affaire aux bons jésuites contre les méchants persécuteurs japonais. Chaque personnage garde son mystère et sa complexité et l’inquisiteur lui-même ne peut être réduit à un rôle de tortionnaire. Ses motivations ne se limitent certes pas à des instincts de cruauté. De ce point de vue aussi, du point de vue de la complexité des personnages, le film de Scorsese est une réussite.
NOTE: 9/10
Luc Schweitzer, sscc.