Un film d’Arnaud Desplechin.
« Que sais-tu de la longue attente
Et ne vivre qu’à te nommer
Dieu toujours même et différente
Et de toi moi seul à blâmer
Que sais-tu du malheur d’aimer »
« Le malheur d’aimer » : c’est ce poème de Louis Aragon, qu’avait si bien mis en musique et chanté Jean Ferrat, qui me trottait dans la tête tandis que je m’en revenais de la salle où venait d’être projeté ce film beau et émouvant d’Arnaud Desplechin. Un film en trois volets, comme l’indique le titre, mais de longueurs très inégales. C’est le troisième des souvenirs ici évoqués qui occupe la majeure partie du film et c’est tant mieux car le plus beau, le plus touchant, le plus passionnant de cette œuvre se trouve là.
En 1996, dans « Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) », Arnaud Desplechin racontait, de manière assez tortueuse, la vie et les amours d’un certain Paul Dedalus, incarné à l’écran par Mathieu Amalric. On y découvrait, en particulier, la crise qui mettait à mal le couple qu’il formait avec Esther (Emmanuelle Devos), son amour de jeunesse. C’est ce même Paul Dedalus que nous retrouvons ici, mais rajeuni, puisqu’après avoir passé huit années en Russie, un problème d’identité le conduit à se remémorer son enfance et son adolescence. Son enfance dans un premier volet qui évoque la mort tragique d’une mère mal-aimée. Sa prime adolescence dans un deuxième volet où l’on découvre précisément comment, à la faveur d’un voyage en Biélorussie, l’identité de Paul Dedalus a été usurpée par quelqu’un d’autre. Et enfin et surtout sa jeunesse, dans un troisième volet qui, couvrant à lui seul les trois quarts du film, raconte l’histoire d’amour naissante entre Paul et Esther.
C’est ce troisième volet qui emporte ce film vers des sommets, rappelant, il est vrai, certaines grandes œuvres de François Truffaut, mais sans nullement les imiter d’une manière scolaire. Incarnés par de jeunes acteurs très convaincants, Paul (Quentin Dolmaire) et Esther (Lou Roy-Lecollinet) apprennent la douceur, mais aussi la douleur, d’aimer. Le bonheur et le malheur, pour reprendre le mot d’Aragon. Paul voudrait conduire son amour pour Esther jusqu’à des sommets, jusqu’à une sorte d’absolu (on notera, d’ailleurs, que son frère Yvan, lui, se donne tout aussi passionnèment à Dieu dans la prière), mais c’est trop difficile et il n’y arrive pas. Ils ont beau s’aimer d’une manière exceptionnelle, ils sont également rattrapés par des contingences et par des obligations qui séparent. Paul est contraint de quitter Roubaix (où vit Esther) afin de poursuivre ses études d’anthropologie à Paris auprès d’une professeure d’origine béninoise. Ils échangent des lettres, se parlent au téléphone, mais cela suffit-il à préserver la force de leur amour ?
C’est avec infiniment de subtilité et de justesse de ton, c’est en dirigeant formidablement ses jeunes acteurs et en usant de pleins de belles idées de mise en scène qu’Arnaud Desplechin fait sentir en même temps la joie d’aimer et la sorte de détresse qui en découle. Ce que voudrait Paul n’a pas de place sur terre et, même si son idéal d’amour pouvait réellement être atteint, ni Esther ni lui-même ne sont assez vertueux pour y prétendre. Tout en faisant parfois semblant de l’ignorer, ils le savent bien d’ailleurs et c’est ce qui les plonge à la fois dans la stupeur et dans une forme de solitude. L’amour est doux et l’amour est souffrance. Et, d’une certaine façon, cela fait peur.
Lors d’une des premières scènes du film, lorsque Paul est un enfant, le curé auquel il a affaire le surprend en train de prier. Il s’en réjouit, mais sa joie risquerait de se changer en peine s’il savait que l’enfant, dans sa prière, a demandé à Dieu la grâce, si l’on peut dire, de ne plus croire en lui ! Paul n’était-il pas, en vérité, à la fois attiré et effrayé par l’absolu de l’amour de Dieu comme il le sera quand il rêvera d’atteindre des sommets d’amour avec Esther ? Sans jamais en faire trop, sans s’appesantir, Arnaud Desplechin, avec la complicité de ses acteurs, parvient à dévoiler, autant que faire se peut, la complexité du cœur qui aime, ses espérances, ses atermoiements, ses doutes et ses peines.
Ce film enivrant, triste et magnifique en même temps, assez simple dans son déroulement, se doit d’être salué, me semble-t-il, comme le sommet, à ce jour, de la carrière de Desplechin. Une merveille d’intelligence de la mise en scène et de finesse dans l’approche et la perception des personnages.
P. Luc Schweitzer, sscc.
Note: 9/10